Les conflits entre pêcheurs artisanaux et industriels constituent un enjeu majeur du droit maritime international, touchant particulièrement les pays africains dont les ressources halieutiques sont souvent au cœur de tensions croissantes. Cette problématique s'inscrit dans un contexte plus large de régulation des espaces et des libertés en mer, où s'affrontent des intérêts économiques, sociaux et environnementaux divergents. À l'heure où la surexploitation des océans menace tant la biodiversité marine que la subsistance de millions de personnes, la question de l'arbitrage juridique entre différents acteurs de la pêche devient cruciale.
L'encadrement juridique de la pêche et ses limites
La distinction juridique entre pêche artisanale et industrielle
Le cadre juridique international, notamment la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM) de 1982, établit les fondements légaux régissant les activités de pêche. Cette convention définit différentes zones maritimes et attribue des droits spécifiques aux États côtiers sur leurs ressources halieutiques. Cependant, la distinction entre pêche artisanale et industrielle reste souvent floue dans les textes juridiques, créant un vide législatif propice aux tensions. En Afrique de l'Ouest, région particulièrement touchée par ces conflits, la Commission sous-régionale des pêches (CSRP) tente d'harmoniser les approches nationales, mais se heurte à la diversité des définitions et des réglementations locales. Cette situation génère une insécurité juridique qui affecte principalement les pêcheurs artisanaux, lesquels représentent pourtant la majorité des acteurs du secteur. Au Ghana par exemple, le secteur artisanal emploie environ 80% des pêcheurs et fait vivre 10% de la population totale du pays.
Les zones de pêche et la question du partage des ressources
La délimitation des zones de pêche constitue un aspect fondamental de la régulation maritime. Au Sénégal, les pirogues artisanales peuvent théoriquement pêcher au-delà de la limite des 3 milles nautiques, sauf dans les zones protégées. Toutefois, ces démarcations sont fréquemment ignorées par les navires industriels, générant des conflits d'usage aigus. Des études menées auprès de 500 pêcheurs dans la région de la CSRP révèlent que 80% des pêcheurs artisanaux accusent les industriels de ne pas respecter ces limites territoriales. Les tensions relatives à l'accès aux zones de pêche dans les espaces extraterritoriaux sont systématiques, avec une prévalence variant de 75 à 100% selon les zones. Cette situation est exacerbée par l'extension des Aires Marines Protégées (AMP) et l'implantation croissante d'industries extractives offshore, qui réduisent davantage les espaces disponibles pour la pêche artisanale. Les conflits liés à l'accès aux ressources atteignent leur paroxysme dans les AMP, évalués entre 10 et 12 sur une échelle de sévérité culminant à 12.
La protection des pêcheurs artisanaux face aux flottes industrielles
Les mécanismes juridiques existants au niveau international
Face à la vulnérabilité des pêcheurs artisanaux, plusieurs instruments juridiques internationaux tentent d'instaurer un équilibre avec les flottes industrielles. Les accords de pêche dits de « deuxième génération », comme celui signé entre le Sénégal et l'Union européenne en 2019, intègrent désormais des clauses de développement durable et de protection des pêcheries locales. Néanmoins, leur mise en œuvre effective reste problématique. Les entretiens réalisés auprès des communautés de pêcheurs révèlent un sentiment de marginalisation persistant chez 62% des pêcheurs artisanaux, qui perçoivent ces accords comme favorisant principalement les intérêts étrangers. La pêche illégale, non déclarée et non réglementée aggrave cette situation, causant une perte estimée à 11,49 milliards de dollars pour l'Afrique, dont 40% pour la seule Afrique de l'Ouest. La Commission européenne a d'ailleurs adressé en 2024 un « carton jaune » au Sénégal pour ses efforts jugés insuffisants dans la lutte contre ces pratiques illicites, illustrant les tensions diplomatiques que peuvent engendrer ces questions de gouvernance maritime.
Les initiatives nationales pour la préservation de la pêche traditionnelle
Certains pays africains ont développé des stratégies nationales visant à protéger leur secteur halieutique traditionnel. La Namibie fait figure de modèle avec sa politique de « namibianisation », qui favorise le développement de la flotte et de l'industrie locales au détriment des navires étrangers. Le Maroc a également mis en place une gestion intégrée de ses ressources maritimes, générant une production annuelle dépassant un million de tonnes tout en préservant un équilibre relatif entre pêcheurs artisanaux et industriels. Ces initiatives contrastent avec la situation en Côte d'Ivoire, où 55 des 80 navires de pêche industrielle sont gérés par des sociétés mixtes dont les gestionnaires sont chinois, illustrant la difficulté pour certains États de maintenir leur souveraineté sur leurs ressources halieutiques. La problématique de la farine de poisson révèle également les contradictions du système actuel : plus de 60 usines de transformation ont été construites sur les côtes ouest-africaines, détournant des ressources alimentaires précieuses vers l'alimentation animale. En Mauritanie, ces usines absorbent jusqu'à 60% des débarquements de poissons qui pourraient nourrir les populations locales.
L'arbitrage des conflits maritimes entre acteurs de la pêche
Les instances de résolution des différends en droit maritime
Les mécanismes de résolution des conflits en droit maritime demeurent insuffisamment développés pour répondre aux tensions entre pêcheurs artisanaux et industriels. Au niveau international, le Tribunal international du droit de la mer peut théoriquement intervenir, mais son accessibilité reste limitée pour les petits pêcheurs. L'absence de mécanismes régionaux efficaces de gestion des conflits dans le cadre de la CSRP constitue une lacune majeure identifiée par les experts consultés. Les recherches menées entre octobre 2023 et mars 2024 dans les pays membres de la CSRP mettent en évidence une méfiance mutuelle profondément ancrée : 58% des pêcheurs artisanaux expriment cette défiance envers les industriels, tandis que seuls 8% des industriels reconnaissent cette dimension du problème. Cette asymétrie de perception complique considérablement la mise en place de solutions consensuelles. Les conflits entre pêcheurs se manifestent fréquemment par des dommages matériels et des altercations qui révèlent l'absence de cadres adaptés pour gérer ces situations de manière pacifique et équitable.
La place de la médiation dans les conflits de pêche
Face aux limites des approches judiciaires traditionnelles, la médiation émerge comme une alternative prometteuse pour la résolution des conflits de pêche. Cette approche, plus souple et participative, permet d'intégrer les perspectives des différentes parties prenantes et de tenir compte des spécificités culturelles et sociales des communautés de pêcheurs. L'analyse thématique des entretiens réalisés auprès des 300 participants révèle que les tensions récurrentes pourraient être atténuées par des processus de dialogue structuré. Les groupes de discussion organisés dans le cadre de l'étude ont permis d'identifier des pistes de médiation adaptées aux contextes locaux. Toutefois, pour être efficace, cette médiation nécessite un cadre institutionnel solide et une reconnaissance officielle par les autorités nationales et régionales. La CSRP pourrait jouer un rôle pivot dans la mise en place de tels mécanismes, en facilitant la coordination entre les différents pays membres et en servant d'interface entre les communautés de pêcheurs artisanaux et les opérateurs industriels.
Vers une régulation durable des espaces maritimes
La gestion des quotas de pêche et son application pratique
La mise en place de systèmes de quotas constitue l'un des principaux outils de régulation des pêcheries. Cependant, leur efficacité dépend largement de la qualité des données scientifiques disponibles et de la rigueur des contrôles. L'exemple des accords entre Madagascar et l'Union européenne illustre les défis de cette approche : un accord quadriennal signé en 2023 autorise 65 navires européens à pêcher dans les eaux malgaches, moyennant une contribution financière de 1,80 million d'euros par an. Dans le même temps, Madagascar a également accordé des droits de pêche à 330 navires chinois en 2018, puis à 30 thoniers japonais en 2019. Cette multiplication des accords soulève des questions sur la capacité de régénération des stocks, particulièrement préoccupantes pour des espèces comme le thon jaune de l'océan Indien, déjà surexploité et menacé d'effondrement d'ici 2026. L'application des quotas se heurte également à la difficulté de surveiller efficacement les vastes espaces maritimes africains, qui s'étendent sur 13 millions de kilomètres carrés, et au manque de moyens techniques et humains des pays concernés.
Les nouvelles approches de gouvernance maritime partagée
L'avenir de la régulation des espaces maritimes réside probablement dans des modèles de gouvernance partagée, intégrant l'ensemble des acteurs concernés. Cette approche implique une participation active des communautés de pêcheurs artisanaux aux processus décisionnels, ainsi qu'une meilleure coordination entre les différentes échelles de gouvernance, du local à l'international. La FAO prévoit que l'aquaculture fournira 60% de la consommation mondiale de poissons d'ici 2030, ce qui pourrait réduire la pression sur les stocks sauvages. Toutefois, cette transition doit être accompagnée pour éviter de nouvelles formes d'inégalités. La compétitivité inégale entre productions locales et importations illustre ce risque : en Côte d'Ivoire, un kilo de tilapia d'élevage local coûte 3 000 francs CFA, contre seulement 1 200 francs CFA pour son équivalent importé de Chine. Les experts consultés dans le cadre de l'étude soulignent l'importance d'harmoniser les politiques de pêche au niveau régional, d'intégrer la dimension des pêches migrantes dans les réglementations et de faciliter des accords transfrontaliers équitables. Ces recommandations visent à prévenir l'intensification prévisible des conflits dans un contexte de raréfaction des ressources et de multiplication des usages maritimes.